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Contes & Fables

Petits et grands, nos vies sont remplies d’histoires riches en apprentissages. Au hasard de mes lectures je découvre des contes, des fables et des historiettes, que j’ai plaisir à partager avec vous.

Bonnes lectures !

Cette page est régulièrement mise à jour avec de nouveaux contes et histoires, les plus récents se trouvant en haut de page.


Être et avoir

Nasr Eddin a présumé de ses forces. Il a cru pouvoir porter sur son dos au marché de la ville voisine un gros sac de pois chiches. Arrivé à peine à mi-chemin, il se sent déjà complètement épuisé et il implore le ciel de venir à son secours :

– Ô Allah le Bienveillant ! Aie pitié de Ton serviteur, vite, un âne ! Je t’en supplie, Allah, un âne !

Là-dessus un brigand à cheval surgit de derrière un rocher et, menaçant Nasr Eddin de son poignard, lui ordonne brutalement :

– Prends sur ton dos le chargement de ma jument qui est fatiguée ou je te tranche la gorge !

Et le Hodja, comme une bête de somme, se voit contraint de porter les affaires du brigand qui pèsent bien deux fois autant que son sac de pois chiches.

– Ô Allah ! Allah ! marmonne-t-il écrasé sous le poids, je vois qu’avec toi on n’est jamais assez précis dans ses prières : je te demandais d’avoir un âne, pas d’être un âne !

Extrait de : Jean-Louis Maunoury – Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja.


Les maux du monde

Autrefois les enfants ne faisaient jamais d’indigestion.

Ils mangeaient des kilos de bonbons et de nougats et puis se blottissaient tranquilles sous les couvertures, comme un serpent ondule au soleil après avoir ingurgité une souris.

Certes, avoir à faire avec tous ces bonbons était un peu laborieux et stressant, et quelquefois il leur venait les larmes aux yeux. Mais manger des bonbons était mieux que ne pas les manger, ainsi personne n’avait envie de faire des manières : on prenait les choses comme elles étaient, les larmes et tout, et on pensait que dans l’ensemble ce n’était pas si mal.

Un jour arriva un docteur à l’air sérieux et renfrogné et plein de gros livres sous le bras. Il fit s’asseoir les enfants sur des bancs et commença à leur faire la leçon. Il leur parla de l’estomac, du poids et des chymes et des sucs gastriques et des humeurs et des acides et des sels, et de comment tout était dans un équilibre délicat et menaçant de s’écrouler d’un moment à l’autre dans un grand chambard.

Les enfants s’épouvantèrent, et avec la frayeur arrivèrent aussi les problèmes. Avant, en fait, sans le savoir, ils digéraient : quelquefois plus facilement, quelquefois moins, mais ils digéraient. À présent qu’ils connaissaient ce mot mystérieux et menaçant « digérer », et d’autres mots similaires et tout aussi inquiétants, ils étaient toujours préoccupés. « Réussirai-je à digérer aussi cela ? » se demandaient-ils avant de mettre quelque chose en bouche, « Est-ce digérable ? », « Quel effet cela aura sur mes processus digestifs ? », « Aurai-je une indigestion ? ». Et, puisqu’ils étaient préoccupés et qu’ils se posaient des tas de questions, ils portaient une grande attention à tout ce qui se passait en eux. À peine se présentait une petite douleur, que dis-je ?, un gargouillis, tout de suite une montagne de mots leur résonnait dans les oreilles : « et voilà, je n’ai pas bien digéré », « j’ai mangé quelque chose d’indigeste », « je dois prendre un digestif ». Avec pour résultat qu’ils ne parvenaient plus à manger, non seulement les bonbons et le nougat mais pas non plus la soupe et la viande, et ils ne s’amusaient plus.

Quand ils s’aperçurent qu’ils ne s’amusaient plus, les enfants firent une assemblée dans un pré vert aux fleurs jaunes et décidèrent ce qui suit. Primo, le docteur serait chassé à coups de pieds. Secundo, les bancs seraient dispersés et l’on ne devait plus aller à l’école. Tertio, personne ne devait plus utiliser ces mots inquiétants et menaçants.

Ainsi le docteur reçu un bon coup de pied au derrière, les bancs furent dispersés dans le pré et utilisés pour faire des pique-nique, et tous recommencèrent, dans un grand silence, à manger des kilos de bonbons et de nougat. Peu à peu, une paix souveraine régna.

Et la paix régna pour un temps. Jusqu’à ce que l’on entende un grand tintamarre en provenance de la chambre des grands. Curieux, les enfants apprirent la porte, et que virent-ils ? Après avoir été chassé, le docteur était allé voir les grands et ceux-ci l’avaient laissé parler, et parler… et ils s’étaient fait enseigner tout, non seulement de la digestion mais aussi des autres processus obscurs et terrifiants. Et maintenant, alors que le docteur trônait sur sa cathèdre et souriait satisfait, les grands hurlaient et se lamentaient et tapaient du pied. Ils avaient découvert tous les maux du monde.

Les enfants haussèrent les épaules et refermèrent la porte. Puis ils se mirent du coton dans les oreilles et se blottirent sous les couvertures avec un gros morceau de nougat.

Traduit de : Ermanno Bencivenga, La filosofia in ottantadue favole (i mali del mondo)

Les deux loups

Une légende amérindienne raconte qu’un jeune garçon se trouvait avec son grand-père dans une tente. Au loin, des loups hurlaient. Effrayé, l’enfant vint se réfugier près de son grand-père. Ce-dernier lui dit : « Ces loups que tu entends me font penser à ce que nous avons à l’intérieur de nous.

– Qui sont ces deux loups ? demande l’enfant.
– Le premier, c’est le loup de la générosité, de la solidarité, de la tolérance et de la joie. C’est celui qui nous porte à secourir ceux qui sont en danger ou dans le besoin, qui nous permet de nous remettre en question, d’être généreux et joyeux…
– Et l’autre, grand-père ?
– L’autre, c’est le loup de l’orgueil, des préjugés, du sectarisme, de l’arrogance et de la violence. Bien souvent dans ta vie, comme sous cette belle lune, ces deux loups vont se battre, tu les entendras hurler, cela fera du remue-ménage aussi à l’intérieur…
– Et lequel des deux gagne à la fin, grand-père ?
– Celui que tu ne nourriras, mon petit. Rappelle-toi que la face lumineuse de l’humanité est toujours présente, y compris dans ces moments de tourments. »

Il prit alors son petit-fils dans les bras, qui s’apaisa et s’endormit en souriant.

Extrait de : Transmettre. Ed. L’iconoclaste


La corde raide

Ils étaient deux amis unis comme une poignée de main. Ils faisaient tout ensemble. Les bons coups comme les mauvais, et c’est un jour pour un mauvais qu’ils comparaissent devant le roi. Leur faute est grave. Le roi est le roi et ne peut les tenir quittes. Pourtant le roi les aime. Mais la parole du roi ne pouvant prévaloir la loi, ils sont condamnés.

On prononce qu’une corde sera tendue au-dessus d’un précipice, et que chacun, l’un après l’autre, s’y engagera. Qui parviendra de l’autre côté aura la vie sauve.
Comme il est dit on commence à faire.
Le premier s’y avance. Il se retrouve entier de l’autre côté du gouffre. L’autre, toujours de ce côté-ci, lui crie :

« Comment as-tu pu ? Comment as-tu fait, mon frère ?
– Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que quand je me sentais partir d’un côté, je me penchais de l’autre. »

Extrait de : Marie Faucher – Contes des sages qui s’ignorent.


Nasr Eddin, son fils et l’âne

Nasr Eddin et son fils, âgé d’une quinzaine d’années, sont partis en forêt avec l’âne pour couper du bois. Au retour, on fixe le fagot sur le dos du bourricot, Nasr Eddin prend place sur l’encolure et le fils suit à pied.

En entrant dans les faubourgs de la ville, ils rencontrent un groupe de jeunes gens qui ne se retiennent pas de faire connaître leur désapprobation.
– Regardez ce gros bonhomme qui se prélasse et qui fait patauger son propre fils dans la crotte. Comme si on ne pouvait pas être deux sur un baudet.
– Ils ont raison, dit Nasr Eddin à son fils. Monte donc avec moi. Je te fais une petite place.

Le fils prend place sur le cou de l’animal qui recommence docilement à trottiner. Mais un peu plus loin, ils croisent des jeunes filles aux langues bien déliées.
– A-t-on idée de martyriser ainsi une bête ? disaient-elles de manière à être entendues. Son ventre traîne presque jusqu’à terre. Quelle honte !
– Elles ont raison, dit Nasr Eddin à son fils. Je vais descendre. Nous ne sommes pas si loin de la maison.

Le fils étant à califourchon et le père à pied, ils arrivent alors dans une rue où des vieux se tiennent assis sur le pas de leur porte.
– Voilà bien comment marche le monde aujourd’hui ! Les pères n’ont plus d’autorité. Ce sont les jeunes qui commandent.
– Je crois qu’ils ont raison, dit Nasr Eddin. Il n’est pas bon que le père et le fils ne soient pas sur un pied d’égalité. Descends de là. Le mieux est encore que nous allions à pied l’un et l’autre.

Mais cette solution ne leur attire dans la ville que rires et quolibets :
– Quels imbéciles que ces deux-là ! Ils préfèrent se fatiguer que de fatiguer leur âne.
– Où est la différence ? dit un autre. Ce sont des ânes, eux.
– Vous allez voir que le père va bientôt porter le fagot !

Nasr Eddin s’arrête de nouveau :
– Ils ont raison eux aussi, dit-il. Mais je crois que cette fois je sais comment les empêcher tous de trouver à redire.

Il se juche sur le fagot qui est sur l’âne, et il fait monter son fils sur ses propres épaules. « Ainsi, pense-t-il, on ne pourra pas me reprocher de fatiguer l’âne puisque nous sommes sur le fagot et non sur son dos. On ne pourra pas me traiter de père indigne puisque mon fils est au-dessus de moi et on ne pourra pas non plus dire que je lui suis soumis car il est normal que le jeune homme aux bons yeux guide le vieillard à la vue basse. » Sûr cette fois-ci d’avoir découvert l’excellente solution, Nasr Eddin talonne l’âne et l’étrange attelage à l’équilibre instable s’ébranle.

L’arrivée sur la grande place est triomphale, surtout lorsque, pour finir, l’empilement s’effondre dans un dernier cahot. Nasr Eddin et son fils roulent au sol. Même le chargement de bois se rompt et s’éparpille.
Honteux, perclus et couverts de poussière, ils arrivent enfin chez eux avec l’âne, le seul à être indemne.
Là-dessus, un voisin qui n’est au courant de rien se présente à la porte de l’étable :
– Nasr Eddin, je viens de m’acheter un âne et je sais que tu es expert en cette matière : la queue, doit-on la couper courte ou longue ?
– Dis-toi bien une chose, répond le Hodja : pour la queue, il n’y a qu’une bonne longueur, celle qui te plaît !

Extrait de : Jean-Louis Maunoury – Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja.


Le garçon qui avait peur

Il était une fois un garçon qui avait peur de tout. Si le chien du voisin aboyait tout content en s’éveillant de la sieste, le garçon s’échappait en criant (laissant le pauvre animal ahuri). Si quelqu’un approchait la main pour lui faire une caresse, le garçon tressaillait et reculait. Si des étrangers entraient dans la maison, il courait dans sa chambre et se cachait sous le lit. Et, à certaines heures, même la maison, même sa chambre le terrorisaient, et alors il s’échappait même de là, sortait dans le jardin et jetait des regards affolés de tous les côtés, ne sachant plus dans quelle direction courir.

Il y avait aussi, à cette époque, dans cette partie du monde, un homme qui semblait n’avoir peur de rien. Il avait connu la guerre et les fléaux, il avait affronté mille désastres, il avait traversé des déserts suffocants, escaladé des montagnes hautes jusqu’au ciel, et rien ne l’avait jamais troublé. Un jour l’homme qui semblait n’avoir peur de rien entendit parler du garçon qui avait peur de tout et décida de l’aider. Il se rendit à sa maison, entra dans sa chambre, s’assit confortablement et, sans le regarder, sans le chercher sous le lit, commença à lui parler. « Là où tu te trouves » lui dit-il « cesses-tu d’avoir peur ? » « Non » répondit le garçon « la peur est toujours là. » « Sais-tu pourquoi ? » dit l’homme. « Par ce que ce dont tu as peur tu le portes toujours avec toi, parce que c’est en toi. » « Et qu’est-ce que c’est ? » demanda le garçon. « Je ne sais pas » répondit l’homme « personne ne le sait. Si on le savait ça ne ferait plus peur. Mais je sais que s’échapper ne sert à rien ; je sais que ce n’est pas de moi que tu dois avoir peur, ni du chien, ni des gens qui tendent la main vers toi. »

Il ne se passa rien cette fois là. L’homme partit et le garçon resta sous le lit. Il ne se passa rien la première fois, et pas non plus la deuxième. Mais petit à petit quelque chose commença à changer. Il arriva encore que le garçon se cloître dans sa chambre, quand la nuit tombait et que des ombres étranges se dessinaient sur les murs ; il arriva qu’il s’échappe dans le jardin et qu’il jette des regards de tous les côtés, ne sachant plus dans quelle direction courir. Mais il arriva aussi que les paroles de l’homme lui vinssent en tête et il lui sembla inutile de courir, et alors mieux valait rentrer à l’intérieur. Il passa de longues journées à s’observer attentivement dans le miroir, cherchant à comprendre la chose dont il avait peur, il ouvrait grand la bouche pour voir s’il s’agissait de quelque chose qu’il avait ingurgité. Il ne découvrit rien, évidemment : s’il avait découvert quelque chose il n’aurait plus eu peur. Et pourtant il continuait à avoir peur, mais au bout d’un moment ça n’eut plus d’importance.

Un dimanche matin le garçon sortit de la maison et caressa le chien du voisin, qui resta coi. Depuis lors, personne ne l’a plus revu. Certains racontent qu’il se serait perdu dans des déserts suffocants et des montagnes hautes jusqu’au ciel, qu’il aurait vu le fond des mers et les entrailles de la terre.

Traduit depuis : Ermanno Bencivenga – La filosofia in sessantadue favole (Il bambino che aveva paura).


Comment savoir ?

Je fais exactement tout comme faisait mon père. Et de même qu’il prenait soin de n’imiter personne, je prends bien garde de ne pas l’imiter.

Rabbi Noah de Lehovitz

Le désert, dit-on, est le jardin du Créateur. Les animaux et la végétation y sont rares pour que rien n’y vienne disperser la pensée. Ainsi, un Bédouin et son fils avançaient paisiblement dans le désert, bercés par le rythme de leurs dromadaires, quand l’enfant a demandé à son père :

– Papa… Le ciel, pourquoi il est bleu ?
Le Bédouin a réfléchi, puis a répondu :
– Mon fils, je ne sais pas…

Ils ont continué d’avancer. Et puis, de nouveau, le fils a demandé :

– Papa… Et le sable, pourquoi il est jaune ?
Une fois de plus, le père a répondu :
– Je ne sais pas.

Ils ont avancé encore…

– Papa… Et la mer, elle, pourquoi elle est bleue ?
– Je ne sais pas !

L’enfant s’inquiète :

– Mais, papa, ça t’embête si je te pose autant de questions ?
– Non, mon fils, au contraire ! a répondu le père. Il faut que tu poses des questions, sinon comment tu saurais ?

Extrait de : Jean-Jacques Fdida – Contes des sages juifs, chrétiens et musulmans.


Jours et nuits

Monsieur Yin gérait au Zhou une immense fortune. Ses domestiques trimaient jour et nuit sans répit. Un vieux domestique à bout de forces était contraint à des travaux pénibles. Il gémissait, haletait le jour en travaillant, dormait à poings fermés la nuit, épuisé. Son esprit libéré, il rêvait chaque nuit qu’il était Prince, au-dessus des sujets, que son autorité s’étendait à toute la principauté, qu’il se promenait paisiblement dans son palais, qu’il satisfaisait tous ses désirs et que son bonheur était sans pareil. Au réveil, il se retrouvait domestique. À une personne qui, prise de pitié, voulu le réconforter, le domestique répondit : « une vie de cent ans se divise à parts égales entre jours et nuits. Je suis esclave le jour et souffre beaucoup. Je suis prince la nuit et mon bonheur est sans pareil. Pourquoi me plaindre ? »

Monsieur Yin était préoccupé par ses affaires, esclave de son patrimoine. Il en tomba malade, au physique comme au moral. Abruti, à bout de force, il rêvait chaque nuit qu’il était esclave, s’activait à la tâche, sans autre choix, qu’il était bâtonné et injurié sans fin. Il parlait, geignait et haletait en dormant, jusqu’à l’aube, qui lui apportait le repos. Il décrivit ses symptômes à un ami qui lui dit : « ta position te comble d’honneurs, tes richesses sont surabondantes, ta situation dépasse de loin celle des autres. Tes rêves que tu es un esclave illustrent l’alternance sans fin des plaisirs et des peines. Tu veux rêve et réalité à la fois. Comment serait-ce possible ? »

Après avoir écouté son ami, Yin allégea la charge de ses domestiques, diminua ses activités qui lui avaient causé tant de soucis, et son état s’améliora.

Extrait de : Lie Tseu – Traité du Vide Parfait.


Le fils malade

Un Qinais nommé Pang avait un fils raisonnable en son enfance qui devint fou à l’adolescence. Ce fils confondait chants et pleurs, blanc et noir, parfum et puanteur, sucré et amer. Il agissait mal en croyant agir bien. Dans son esprit, ciel et terre, points cardinaux, eau et feu, froid et chaud étaient inversés.

Monsieur Yang dit au père qu’un homme de qualité du Lu connaissait de nombreux arts et saurait peut-être guérir le fils. Le père se rendit au Lu, et, en quittant le Chen, rencontra Laozi à qui il rendit témoignage sur son fils. La réponse de Laozi fut : « comment sais-tu que ton fils est fou ? Chacun se trompe sur le vrai et le faux, confond l’utile et le nuisible. Nombreux ceux qui souffrent des maux de ton fils, c’est pourquoi nul n’est éveillé. De plus, si une personne est folle, toute sa famille ne l’est pas ; si une famille est folle, tout le comté n’est pas fou, si un comté est fou, toute la principauté n’est pas folle ; si une principauté est folle, le monde entier n’est pas fou. Et si le monde entier était fou, qui le dérangerait ? Si chacun sur Terre avait un esprit comme celui de ton fils, c’est toi qui serais fou. Qui peut définir ce qui est triste, agréable, mélodieux, beau, parfumé, savoureux, vrai, faux ? De plus, ce que je viens de te dire n’est pas nécessairement sensé, et ton homme de qualité du Lu, le plus grand des fous, comment pourrait-il guérir la folie d’un autre ? Au lieu de faire des provisions pour voyager, rentre vite chez toi. »

Extrait de : Lie Tseu – Traité du Vide Parfait.


Le derviche à longue barbe

Un derviche vivait en ermite dans un désert. Il menait consciencieusement sa retraite, portait une robe immaculée, et avait une longue barbe blanche qu’il peignait avec soin tous les jours. Ce derviche avait pourtant un problème : il n’avait jamais eu de vision céleste.

Un jour – coup de chance! – il voit passer Ali, le gendre du Prophète, et l’interpelle :
– Ali! Ali! Regarde, je vis dans la pureté, l’ascétisme, et pourtant je n’ai jamais de vision céleste.

Ali le regarde attentivement et lui répond :
A mon avis, tu n’as pas de vision céleste parce que tu t’occupes trop de ta barbe.
Comment? fait le derviche en s’arrachant la barbe par touffes! Je n’aurais pas de vision céleste à cause de cette barbe dont je m’occupe trop?

Et Ali lui a dit:
– Tu vois, tu continues.

Extrait de : Jean-Jacques Fdida – Contes des sages juifs, chrétiens et musulmans.


Le maître musicien

Histoire que l’on m’a contée,
À travers vos lèvres, si vous la goûtez,
Elle poursuivra son chemin. Écoutez bien.

Il y avait, du temps de l’empire annamite, un musicien. Et ce musicien avait une épouse qui s’étonnait souvent de le voir faire une tête de trois pieds de long, lui qui avait pourtant bien du talent. Mais, à tous ses éloges, il répondait invariablement :

– C’est que j’aimerais tant et tant devenir maître musicien !

Un jour enfin, elle lui a demandé ce qu’était véritablement un maître musicien.

– Un maître musicien, lui a-t-il répondu, est un vieil homme, aveugle, aux cheveux blancs, et qui, par sa musique, peut accomplir des miracles.
– Très bien, lui a fait la jeune femme. Partons ! Mettons la route sous nos pas, empruntons les chemins, et nous verrons bien au hasard de nos rencontres, si tu parviens ou pas à devenir maître musicien.

Et les voilà partis.
Lui, de sa musique, réjouissant les gens.
Et elle, de son amour, l’encourageant.

Or, un jour où le musicien et son épouse traversaient une jungle épaisse, ils tombent nez à nez avec un tigre blanc qui les fixe de ses yeux jaunes. Le musicien, qui ne sait trop que faire pour tenter de sauver leurs vies, se met doucement à jouer de son instrument… Le tigre fasciné s’assoit sur son derrière et se met à l’écouter. Il écoute un moment, un bon moment – un très long moment à ce qu’il a semblé au musicien et à sa femme. Enfin, le fauve se lève, bat deux trois fois de la queue contre ses flancs et disparaît tranquillement entre les feuillages. Aussitôt, la femme saute au cou de son époux :

– Ça y est ! Ça y est ! Tu es devenu maître musicien ! Vois comme avec ta musique, tu as su miraculeusement écarté ce tigre de notre chemin !
– Mais non ! lui a répondu l’homme. Tu sais bien comme les animaux sont parfois intrigués par les sons… C’est vrai que cette histoire m’a donné quelques cheveux blancs. Mais crois-moi, je suis jeune encore, et je peux te dire qu’il n’y a là pas plus de miracles que je ne suis maître musicien.

Et les voilà partis.
Lui, de sa musique, réjouissant les gens.
Et elle, de son amour, l’encourageant.

Une autre fois, alors qu’ils s’étaient assis à l’ombre d’un immense manguier pour une sieste méridienne, et que lui improvisait sur son instrument, elle, à travers sa rêverie, s’aperçoit brusquement que, depuis un moment, les fruits murs de l’arbre tombent régulièrement, en bon rythme et parfaite cadence, sur la musique de son mari, et que chaque choc de mangue sur le sol en révèle à la fois l’intelligence et l’harmonie. Aussitôt, elle saute au cou de son époux :

– Ça y est ! Ça y est ! Tu es un maître musicien ! As-tu entendu comme, par miracle, cet arbre accompagnait ta musique ?
– Mais non ! lui a répondu l’homme. Ce devait être une illusion de nos oreilles… et qui sait si moi-même je ne cherchais pas accompagner la chute des fruits de l’arbre ? J’ai vieilli, c’est vrai, mais j’y vois encore assez clair pour te dire qu’il n’y a là pas plus de miracle que je ne suis maître musicien.

Et les voilà partis.
Lui, de sa musique, réjouissant les gens.
Et elle, de son amour, l’encourageant.

Enfin, par un matin de printemps, alors qu’ils approchaient d’un lac, et que lui modulait une vieille chanson, elle découvre avec étonnement que la vue de son époux a tellement baissé qu’il ne semble pas vouloir s’arrêter à la bordure de l’eau. Elle va pour le retenir quand, à sa plus grande stupéfaction, elle s’aperçoit qu’au son de la musique, l’eau se fige et se cristallise sous ses pas ! Elle rejoint aussitôt son époux et, le lac à peine traversé, se jette à son cou, pour lui dire le miracle qui vient de s’accomplir.

– Non, cette fois, lui a répondu l’homme, tu vas un peu trop loin… C’est vrai que je n’y vois plus rien, mais je sais comme parfois tu aimes à tordre la réalité pour me faire du bien. Hélas, il n’y a là encore pas plus de miracles que je ne suis maître musicien.

Soudain, à ces paroles, la femme s’est affaissée sur le sol. L’homme se précipite, à tâtons, pour lui porter secours mais il se rend vite compte qu’elle a cessé de respirer. Alors, il est pris d’un désespoir immense et ne sachant que faire, dans sa douleur, il se met à jouer une dernière fois pour elle… Et il a joué d’une manière telle qu’elle est doucement revenue à la vie. Aussitôt elle saute au cou de son époux :

– Ça y est ! Ça y est ! Tu es maître musicien !

Et cette fois, sans chercher à démêler l’affaire, à savoir si son époux était réellement revenu à la vie ou si elle lui avait joué une tendre comédie, le vieil homme, aveugle aux cheveux blancs, a su voir en un instant le miracle qu’il y avait en un tel amour.

Avec son épouse, il a repris le chemin,
Lui, de sa musique, réjouissant les gens.
Et elle, de son amour, l’encourageant.

Extrait de : Jean-Jacques Fdida – Contes des sages musiciens.


Derrière l’herbe haute

Le chevreau de l’année est là devant sa mère. Il se dresse et apprend à tirer sur des feuilles basses. Il fait comme elle fait aux branches hautes, il fait tout comme elle. Elle est là, il la voit, elle le voit, tout va bien. Et puis voilà qu’il ne la voit plus. Elle lui est cachée par des herbes plus hautes que lui. Il s’affole, il crie, il gueule, il est perdu. Sa petite vie s’effondre. Sa mère ne lui répond pas puisqu’elle le voit, puisqu’il est là et qu’elle est là. Quand même, elle pourrait bien le rassurer ! Mais le rassurer de quoi puisqu’il n’est pas perdu, puisqu’il est là tout près, puisqu’elle le voit. Alors quoi ?

Ainsi en est-il de nous, affolé, abandonné, quand l’être cher si proche a disparu, qu’on ne le voit pas, qu’il ne nous répond plus. On le croit perdu, mais lui est là à se demander ce qu’on a, nous, à gueuler comme des perdus.

Il suffit pourtant de faire quelques pas dans l’herbe haute pour se retrouver. On ne se voit peut-être plus, mais on peut s’entendre. Il suffit de se calmer, d’écouter, de continuer à manger, à vivre.

Extrait de : Marie Faucher – Contes des sages qui guérissent.


Qu’est-ce qui guérit ?

Seul, étranger, pauvre et timide, un homme tomba méchamment malade.

Son voisin, seul, étranger, pauvre et timide, ne le voyant plus faire sa petite allée et venue journalière, osa frapper à sa porte et le trouva bien mal. Sans un mot il ouvrit la fenêtre, prit le balai, balaya la chambre, changea les draps, redressa l’oreiller, puis se désola des épaules de ne rien savoir faire d’autre et rentra chez lui.

Le lendemain matin, le malade guéri, osa frapper à sa porte.

Extrait de : Marie Faucher – Contes des sages qui guérissent.


La vérité est dans le doigt

Lorsque le Sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. (Proverbe chinois.)

Lorsque Le Sage explique que son doigt n’a aucune importance et que c’est la lune qui est intéressante, l’imbécile écoute le Sage et trouve qu’il parle vraiment bien. (Variante moderne de ce proverbe.)

Lorsque le Sage exige de l’imbécile qu’il regarde cette « bon sang de lune », l’imbécile a peur mais ne lève pas la tête. (Variante très moderne de ce proverbe.)

Lorsque le Sage finalement renonce à parler de la lune, et lance la conversation sur son doigt qui après tout semble intéresser l’imbécile, ce dernier se dit que le Sage est un homme qui sait se faire comprendre et parler de tous les sujets, même les plus incongrus. Comme les doigts. (Variante encore plus moderne dudit proverbe.)

Lorsque le Sage est mort, l’imbécile se demande : « Mais au fait, de quoi voulait bien nous parler le Sage quand il dressait le doigt si haut au-dessus de sa tête ? » (Variante définitive dudit proverbe.)

Extrait de : Bernard Werber – Paradis sur mesure.


Les deux étrangers

Un vieil homme était assis à l’entrée d’une ville. Un étranger venu de loin s’approche et lui demande : “Je ne connais pas cette cité. Comment sont les gens qui vivent ici ?”

Le vieil homme répond par une question : “Comment sont les habitants de la ville d’où tu viens ?

– Égoïstes et méchants, lui dit l’étranger. C’est pour cette raison que je suis parti.
– Tu trouveras les mêmes ici, lui répond le vieillard.”

Un peu tard, un autre étranger s’approche du vieil homme. “Je viens de loin, lui dit-il. Dis-moi, comment sont les gens qui vivent ici ?”

Le vieil homme lui répond : “Comment sont les habitants de la ville d’où tu viens ?

– Bons et accueillants, lui dit l’étranger. J’avais de nombreux amis, j’ai eu de la peine à les quitter.”

Le vieil homme lui sourit : “Tu trouveras les mêmes ici.”

Un vendeur de chameau avait suivi les deux scènes de loin. Il s’approche du vieillard : “Comment peux-tu dire à ces deux étrangers deux choses opposées ?” Et le vieillard lui répond : “Parce que chacun porte son univers dans son cœur. Le regard que nous portons sur le monde n’est pas le monde lui-même, mais le monde tel que nous le percevons. Un homme heureux quelque part sera heureux partout. Un homme malheureux quelque part sera malheureux partout.”

Cité par : Frédéric Lenoir – La puissance de la joie.


Le mendiant

Un mendiant s’adressa au maître d’une maison, lui demandant une aumône. “Désolé, lui répondit l’homme, mais il n’y a personne ici.

– Ce n’est pas personne que je veux, lui répliqua le mendiant, mais de la nourriture.”

Al-Hakîm al-Jâmî

Extrait de : Moufdi Bachari – Sagesse Soufie.


Al-Shiblî

On demanda à al-Shiblî :

– Qui t’a conduit à la voie soufie ?

– Un chien assoiffé que j’ai vu un jour se tenir au bord d’une rivière, répondit-il. Chaque fois qu’il voulait boire, il voyait son reflet dans l’eau et reculait, croyant qu’il y avait un autre chien. Puis, à cause de sa soif, il finit par se jeter dans l’eau, faisant ainsi disparaître l’autre chien. Ainsi il réalisa que c’était son image qui lui faisait obstacle. De même l’obstacle qui me faisait face a disparu ; j’ai donc connu mon moi et j’ai suivi la voie apprise du comportement du chien.

al-Shiblî

Extrait de : Moufdi Bachari – Sagesse Soufie.


Ts’ui Kiu

Ts’ui Kiu demanda à Lao Tseu :

– Comment améliorer les êtres sans les gouverner ?

– Soyez attentifs à ne pas troubler leurs esprits, répondit Lao Tseu. Car l’esprit de l’être humain est ainsi fait qu’il se sent opprimé par toute pression et exalté par toute incitation. Opprimé, il se sent emprisonné. Exalté, il peut commettre des ravages. Souplesse et gentillesse l’emportent sur la dureté et la violence qui gèlent comme la glace ou brûlent comme le feu.

Extrait de : Tchouang Tseu – Aphorismes et paraboles.


Chouai l’artisan

Chouai l’artisan traçait des cercles avec sa main aussi parfaits qu’avec le compas. Ses doigts s’accommodaient naturellement à la forme des choses qu’il élaborait sans qu’on ait l’impression qu’il fixe son attention. Son habileté venait de la liberté de son esprit qui se mêlait aux formes.

De bonnes chaussures font oublier les pieds. Une bonne ceinture fait oublier les reins. Oublier la distinction entre le pour et le contre permet à l’esprit de s’adapter parfaitement aux influences intérieures ou extérieures en s’oubliant dans l’acte.

Extrait de : Tchouang Tseu – Aphorismes et paraboles.


Le karma du moinillon

Dans l’écrin d’une forêt de pins odorants aux reflets de jade était enchâssé un petit temple de montagne où vivaient un vénérable moine et sa poignée de disciples. Le bonze avait atteint un si haut degré d’éveil qu’il pouvait plonger son regard au-delà du miroir du lac des apparences. Un matin, après sa séance de zazen, il vit sur le visage de l’un de ses moinillons les signes de la mort. Il comprit que le pauvre garçon n’en avait plus pour longtemps à vivre. Pris de compassion pour ce destin funeste, sans doute dû à un mauvais karma, résultat de fautes commises dans ses vies antérieures, il lui donna un mois de congé pour passer ces derniers jours avec ses parents. Puis il le confia à quelques pèlerins de passage qui se rendait dans sa ville natale.

Un mois plus tard, le moinillon fut de retour au temple. Visiblement, il était plein de vie. Le vieux moine, tout en lui demandant s’il avait fait bon voyage et avait bien profité de son séjour, l’observa attentivement. Quelque chose avait changé. L’ombre de la mort semblait l’avoir quitté. Comment était-ce possible ? Avait-il mal lu les signes ? Voulant en avoir le cœur net, il invita le moinillon à lui raconter ce qu’il avait fait depuis son départ. Et le garçon décrivit son périple à travers les montagnes, les marches harassantes, les bivouacs, la périlleuse traversée des torrents, la beauté des paysages, la joie de retrouver sa famille…

– Bien, l’interrompit le Vénérable, mais n’as-tu pas oublié de mentionner une bonne action que tu aurais faite ?

– Ah oui, quand je marchais sur les sentiers, je me suis souvenu de vos préceptes. Je prenais bien soin d’éviter d’écraser les insectes. Et je me faisais souvent gronder par les pèlerins qui trouvaient que je ne marchais pas assez vite !

Alors, le vieux moine laissa fleurir dans l’écrin soyeux de sa barbiche le lotus de son radieux sourire. Il ne s’était donc pas trompé. Son disciple avait changé son karma en faisant preuve de vigilance et de compassion !

Extrait de : Pascal Fauliot – Contes des sages zen.


Les portes de l’enfer

Un jour, un certain Nobushige, samouraï de haut rang, fut reçu en audience par Hakuin. Il lui demanda :

– Veuillez m’éclairer, Maître, sur ce que sont réellement le paradis et l’enfer.

Le zenji, secoué d’un grand rire moqueur, répondit :

– Si cette question vous tourmente, c’est que vous craignez la mort. Quelle sorte de guerrier êtes-vous donc ?! Seriez-vous un lâche ?!

Furieux, le bouillant Nobushige dégaina aussitôt son katana pour laver cette insulte dans le sang. Sous l’éclat de la lame prête à le pourfendre, le moine, imperturbable, déclara :

– Ici s’ouvrent les portes de l’enfer !

Ces paroles figèrent le samouraï qui rengaina son sabre et s’inclina en s’excusant de s’être laissé emporter.

Hakuin, un sourire flottant sur ses lèvres, répondit :

– Ici s’ouvrent les portes du paradis !

Extrait de : Pascal Fauliot – Contes des sages zen.


Le calife, le grand vizir et le mendiant

Le calife vient de mourir. Alors que le trône est vide, un misérable mendiant vient s’asseoir dessus. Le grand vizir demande aux gardes de se saisir de ce loqueteux qui vient de commettre un tel sacrilège, mais ce dernier répond :

– Je suis au-dessus du calife.

– Comment peux-tu dire une chose pareille ! s’exclame le grand vizir, stupéfait. Au-dessus du calife il n’y a que le Prophète.

– Je suis au-dessus du Prophète, poursuit le mendiant sans se départir de son flegme.

– Quoi ! Qu’oses-tu dire, misérable ! Au-dessus du prophète, il n’y a que Dieu !

– Je suis au-dessus de Dieu.

– Blasphème ! hurle le grand vizir au bord de la crise d’apoplexie. Gardes ! Étripez ce fou sur le champ. Au-dessus de Dieu, il n’y a rien !

– Justement, je ne suis rien.

Cité par : Frédéric Lenoir – Petit Traité de Vie Intérieure.