Nasr Eddin et son fils, âgé d’une quinzaine d’années, sont partis en forêt avec l’âne pour couper du bois. Au retour, on fixe le fagot sur le dos du bourricot, Nasr Eddin prend place sur l’encolure et le fils suit à pied.
En entrant dans les faubourgs de la ville, ils rencontrent un groupe de jeunes gens qui ne se retiennent pas de faire connaître leur désapprobation.
– Regardez ce gros bonhomme qui se prélasse et qui fait patauger son propre fils dans la crotte. Comme si on ne pouvait pas être deux sur un baudet.
– Ils ont raison, dit Nasr Eddin à son fils. Monte donc avec moi. Je te fais une petite place.
Le fils prend place sur le cou de l’animal qui recommence docilement à trottiner. Mais un peu plus loin, ils croisent des jeunes filles aux langues bien déliées.
– A-t-on idée de martyriser ainsi une bête ? disaient-elles de manière à être entendues. Son ventre traîne presque jusqu’à terre. Quelle honte !
– Elles ont raison, dit Nasr Eddin à son fils. Je vais descendre. Nous ne sommes pas si loin de la maison.
Le fils étant à califourchon et le père à pied, ils arrivent alors dans une rue où des vieux se tiennent assis sur le pas de leur porte.
– Voilà bien comment marche le monde aujourd’hui ! Les pères n’ont plus d’autorité. Ce sont les jeunes qui commandent.
– Je crois qu’ils ont raison, dit Nasr Eddin. Il n’est pas bon que le père et le fils ne soient pas sur un pied d’égalité. Descends de là. Le mieux est encore que nous allions à pied l’un et l’autre.
Mais cette solution ne leur attire dans la ville que rires et quolibets :
– Quels imbéciles que ces deux-là ! Ils préfèrent se fatiguer que de fatiguer leur âne.
– Où est la différence ? dit un autre. Ce sont des ânes, eux.
– Vous allez voir que le père va bientôt porter le fagot !
Nasr Eddin s’arrête de nouveau :
– Ils ont raison eux aussi, dit-il. Mais je crois que cette fois je sais comment les empêcher tous de trouver à redire.
Il se juche sur le fagot qui est sur l’âne, et il fait monter son fils sur ses propres épaules. « Ainsi, pense-t-il, on ne pourra pas me reprocher de fatiguer l’âne puisque nous sommes sur le fagot et non sur son dos. On ne pourra pas me traiter de père indigne puisque mon fils est au-dessus de moi et on ne pourra pas non plus dire que je lui suis soumis car il est normal que le jeune homme aux bons yeux guide le vieillard à la vue basse. » Sûr cette fois-ci d’avoir découvert l’excellente solution, Nasr Eddin talonne l’âne et l’étrange attelage à l’équilibre instable s’ébranle.
L’arrivée sur la grande place est triomphale, surtout lorsque, pour finir, l’empilement s’effondre dans un dernier cahot. Nasr Eddin et son fils roulent au sol. Même le chargement de bois se rompt et s’éparpille.
Honteux, perclus et couverts de poussière, ils arrivent enfin chez eux avec l’âne, le seul à être indemne.
Là-dessus, un voisin qui n’est au courant de rien se présente à la porte de l’étable :
– Nasr Eddin, je viens de m’acheter un âne et je sais que tu es expert en cette matière : la queue, doit-on la couper courte ou longue ?
– Dis-toi bien une chose, répond le Hodja : pour la queue, il n’y a qu’une bonne longueur, celle qui te plaît !
Extrait de : Jean-Louis Maunoury – Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja.